Les nombres de demain
Le zoo des espèces numériques (Glossaire) est sûrement appelé à s'enrichir. Ainsi existe-t-il
une très jolie chose qu'on appelle les nombres surréels. Ils
ont été inventés par l'Anglais john Conway.
Il est parti de l'idée que Dedekind avait eue pour construire les nombres réels. Un nombre réel pour Dedekind, c'est une coupure. Un nombre réel découpe l'ensemble de tous les nombres rationnels en deux morceaux, un à droite et un à gauche, de manière que n'importe quel élément du morceau de gauche soit inférieur à n'importe quel élément du morceau de droite. Pour Conway, cette opération de coupure est inutile. Un nombre au sens de Conway c'est un couple de deux ensembles tels que chaque élément du premier est plus petit que chaque élément du second. Conway part de l'ensemble vide, puis il explique ce qu'il veut dire par plus grand et plus petit, et, de fil en aiguille, il construit tous les entiers, les rationnels, et puis des nombres infiniment petits et infiniment grands. C'est un peu une curiosité marginale, mais c'est très joli.
Comme les nombres premiers, certains nouveaux types de nombre semblent s'imposer à l'esprit des mathématiciens avec une force au moins comparable à la force avec laquelle s'imposent les objets du monde physique. On peut dire qu'on est devant la réalité quand quelque chose résiste. Le mathématicien est comme le physicien confronté à la découverte de nouveaux corps célestes, de nouvelles galaxies... Les choses résistent. On ne fait pas ce qu'on veut. Les nombres premiers sont là dans la suite des nombres entiers, on les découvre. Mais on ne peut pas décréter que tel nombre sera premier. Ils sont ce qu'ils sont et c'est un travail difficile d'arriver à les détecter, à connaître leurs propriétés. On est là devant une réalité certainement aussi réelle que le monde qui nous entoure, et d'une certaine façon pour nous plus réelle dans la mesure où on y accède avec une plus grande clarté. Quand on a obtenu un résultat mathématique, ce résultat est absolument indéniable et complétement compréhensible. Alors que, quand on a obtenu un résultat sur telle galaxie, telle particule élémentaire, tel fait biologique, ce résultat reste soumis à discussion, à interprétation.
Je ne dis pas qu'en mathématiques la clarté soit toujours totale. Il ne faut pas croire que parce qu'on a obtenu une construction arithmétique des nombres réels au XIX° siècle, les problèmes philosophiques du continu soient tous réglés. Par exemple, dans les années 1960, le logicien Abraham Robinson a inventé ce qu'on appelle l'analyse non standard, qui est une espèce d'extension des nombres réels, dans laquelle en plus des nombres usuels on introduit des infiniment petits et des infiniment grands. On voit qu'on peut encore enrichir le continu, trouver des choses nouvelles.
Dans un sens, on peut dire que la suite des nombres entiers possède une réalité plus stable que la réalité matérielle qui nous entoure. Plus stable car ce qu'on en connaît, on le connaît de façon tout à fait certaine. Alors que dans les sciences expérimentales, il y a inéluctablement quelque chose d'un peu instable. La réalité mathématique n'appartient pas au monde sensible, ce n'est pas le monde matériel; il n'y a pas de lien avec les cinq sens.
A l'heure actuelle encore, on présente les fondements des mathématiques sur la base de la théorie des ensembles. Mais c'est la phase actuelle des mathématiques. On sait bien, après l'échec de différentes tentatives, qu'on ne peut pas construire entièrement les fondements des mathématiques. On est forcé d'avoir une attitude un peu plus pragmatique : faire des mathématiques sans trop se soucier des problèmes de fondements. On sait bien que les fondements ultimes des mathématiques sont inaccessibles. Si bien qu'en dernier ressort on ne sait pas très bien ce que c'est qu'un nombre.
Suite Historique du nombre