Sur la réalité du nombre
On ne peut pas dire qu'un nombre imaginaire
a moins de réalité qu'un nombre entier, mais il subsiste malgré
tout des points de vue différents sur le degré de réalité
des diverses catégories de nombres.
Ces divergences plongent leurs racines loin dans le passé. La mathématique classique, de l'Antiquité jusqu'au début du XIX° siècle, avait une base ontologique. Celle-ci ne se situait certes pas exactement au même endroit pour les mathématiciens. Pour Euclide, les objets mathématiques étaient probablement des idées platoniciennes. Dans la philosophie de Platon, les idées sont les vraies réalités et ce qui nous entoure n'est que le reflet de ces vraies réalités. Pour les philosophes des Lumières comme d'Alembert les objets mathématiques étaient plutôt considérés comme ayant une base empirique, comme des abstractions tirées du monde sensible, du monde physique qui nous entoure. Mais il y avait toujours une base ontologique.
Celle-ci a eu tendance à se dissoudre quand au siècle dernier on a découvert l'existence de géométries non euclidiennes. Il y a plusieurs géométries possibles et aucun moyen de dire si l'une est plus réelle que l'autre.
Donc, depuis cette époque, pour la plupart des mathématiciens, le lieu de la vérité des mathématiques se situe moins dans l'idée d'une base ontologique, d'une réalité sous-jacente, que dans la cohérence de la construction. Cependant cela dépend des auteurs. Pour Kronecker, l'un des plus grands théoriciens des nombres au XIX° siècle, la seule réalité, c'était les nombres entiers. Tout le reste était le fait des constructions réalisées par les mathématiciens. Aujourd'hui même, pour un mathématicien comme René Thom, la seule réalité c'est le continu, donc les nombres réels. Pour lui les nombres entiers sont donc seconds, puisque tirés du continu. C'est la démarche inverse de celle de Kronecker. Ces prises de position ont toujours une charge idéologique, liée au parcours propre du mathématicien. Alexander Grothendieck, géomètre comme Thom mais d'une autre tendance, a fondé la géométrie algébrique sur des bases complétement différentes, où les nombres réels n'ont pas vraiment leur place. Il ne s'agit pas de minimiser le point de vue de Thom, qui est très intéressant : tant il est vrai qu'on ne peut pas imaginer les nombres entiers en faisant abstraction du déroulement. Quand on compte, on compte dans le temps, il y a forcément un continu quelque part...
La théorie des ensembles a apporté beaucoup à l'identité du nombre. Une définition a été donnée par von Neumann, mais elle ne peut pas satisfaire un théoricien des nombres. La définition prend en compte les nombres ordinaux, non seulement les ordinaux usuels mais aussi les ordinaux transfinis, qui comptent les ensembles infinis, et puis des cardinaux, qui sont des ordinaux particuliers. Dans le fini, les ordinaux sont des cardinaux. Mais dès qu'on dépasse le fini et qu'on entre dans le transfini les ordinaux sont à distinguer des cardinaux ; il y en a énormément qui ont le même cardinal. En tout état de cause, il s'agit de nombres au sens discret du terme. Ils servent à compter. Les nombres réels y échappent complétement. Les nombres de la théorie des nombres ne sont pas non plus exactement les mêmes puisque nous travaillons avec des nombres rationnels, irrationnels, irrationnels complexes... et encore de nouveaux irrationnels qui ont été introduits récemment comme ceux qu'on appelle les nombres p-adiques. Les nombres p-adiques sont de nouveaux irrationnels qu'on a inventés pour compléter les rationnels usuels. Ils prennent en compte non pas des propriétés de proximité comme des nombres réels (on passe des nombres rationnels aux réels en bouchant des trous), mais de divisibilité par les nombres premiers. C'est une autre manière de boucher des trous, une très jolie idée...
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