Les nouveaux nombres
A la fin du XIX° siècle, on peut considérer que le concept de nombre tel que nous l'entendons aujourd'hui est établi, bien qu'avec des nuances liées au statut qu'on attribue aux divers types de nombres. Il y a en particulier les nombres imaginaires et complexes, qui jouent un rôle fondamental dans toutes les parties des mathématiques. Les nombres imaginaires apparaissent pour la première fois dans un livre d'algèbre de Jérôme Cardan, un mathématicien de l'Italie du Nord, au XVI° siècle. Mais il n'en fait rien. Le premier texte où l'on voit vraiment à l'oeuvre ces nombres imaginaires est un peu ultérieur. Il est d'un autre italien, Bombelli, en 1572. Il s'agit simplement des racines carrées des nombres négatifs. Il y a une règle des signes connues depuis très longtemps qui dit que si l'on multiplie du plus par du plus, ou du moins par du moins, on obtient toujours du plus.
Donc un carré d'un nombre au sens
ordinaire est forcément positif. Bombelli se place dans le cadre
justement du développement arithmétique de la théorie
des irrationnels, qui a son origine dans l'algèbre arabe. Il lui
donne une extension plus grande. Il dit : j'ai découvert un nouveau
type d'irrationnel, il donne les règles de calcul et montre que ces
nombres sont utiles pour étudier l'équation du troisième
degré. C'est une espèce de calcul formel, qui n'était
pas du tout interprétable géométriquement. Par la suite,
au XVII° siècle, Albert Girard en
1629 puis René Descartes ont énoncé
qu'une équation algébrique a autant de racines, de solutions
que son degré. Une équation du second degré a deux
racines, une équation du troisième degré en a trois,
etc. Dans sa Géométrie de 1637, appendice au célèbre
Discours de la méthode, Descartes, comme Girard avant lui,
explique qu'il y a autant de racines que de degrés mais que ces racines
ne sont pas toujours réelles.
C'est là qu'il introduit le terme
d'imaginaire (Girard disait "impossible"). Imaginaire, c'est-à-dire
qu'on peut en imaginer autant qu'il y a de degrés. On peut les imaginer,
c'est-à-dire les noter par des lettres, puisqu'on est dans le cadre
d'une algèbre littérale, on peut les manipuler comme si c'étaient
des nombres - bien qu'aux yeux de Girard et de Descartes ils n'en fussent
pas vraiment. Ils y voyaient simplement des intermédiaires formels
dans le calcul, très utiles parce qu'ils permettent de traiter d'une
manière générale les problèmes d'algèbre.
Faute de quoi, il fallait distinguer des quantités de cas. Albert
Girard le dit explicitement : on introduit cela pour avoir des règles
générales. Au XVIII° siècle, on a commencé
par démontrer que ces imaginaires - on ne savait pas trop ce que
c'était - étaient utilisables pour le calcul intégral.
Mais du coup, on ne pouvait plus se contenter de dire qu'il ne s'agissait
que d'objets formels, parce qu'on avait besoin d'écrire, par exemple,
le logarithme d'un imaginaire. Il fallait essayer d'interpréter ce
que cela pouvait bien être. Dans la pratique, le nombre imaginaire
intervenait toujours dans un couple de nombres réels. C'est ce couple
qu'on appelle nombre complexe. Il comprend une quantité réelle
disons p, plus une autre quantité réelle, q, multipliée
par (racine de -1). La seule
intervention de l'"impossibilité", c'est l'introduction
de
. Ce sont les nombres
complexes qui ont permis à d'Alembert,
en 1746, d'engager la démonstration de ce que l'on appelle le théorème
fondamental de l'algèbre. Il précise l'énoncé
par Descartes, selon lequel une équation a autant de racines que
de degrés, en montrant que les racines imaginaires introduites par
le philosophe-mathématicien sont toutes de la forme : p + q
. La démonstration complète est due
à Gauss (1799).
Les nombres complexes sont indispensables entre autres pour étudier
les nombres entiers. Le cas typique c'est le dernier théorème
de Fermat, un contemporain de Pascal. Ce théorème
dit que lorsque n est un entier strictement supérieur à 2,
il n'existe pas d'entiers positifs non nuls a, b, c, vérifiant l'équation .
Le cas le plus simple est qu'une somme de deux cubes ne peut pas être
un cube. Or, déjà, ce cas exige l'intervention de nombres
complexes. La somme de deux cubes peut être décomposée
en facteurs.
est divisible par x + y. Le quotient est
.
Cette formule peut encore être factorisée, mais il faut utiliser
des nombres complexes, car cela met en jeu une équation du second
degré qui n'a pas de racine réelle. On voit apparaître
les trois racines cubiques de l'unité. La démonstration a
été fournie par Euler au XVIII°
siècle.
Il est également nécessaire d'introduire des nombres complexes
pour étudier la suite des nombres premiers. Encore aujourd'hui l'un
des problèmes centraux des mathématiques est de savoir comment
sont distribués les nombres premiers dans la suite des entiers. Ils
apparaissent de manière inattendue. On sait qu'ils se raréfient
à mesure qu'on avance dans la suite des entiers, mais on ne parvient
pas à déterminer la règle qui préside à
leur apparition. Le premier théorème qui ait donné
une information sur la manière dont ils se raréfient progressivement
n'a été démontré qu'il y a un siècle,
en 1896, indépendamment par le Français Hadamard et le Belge La Vallée-Poussin.
Pour y parvenir, il leur fallut utiliser les propriétés analytiques
d'une certaine fonction, qu'on appelle la fonction zeta de Riemann, qui en fait avait déjà été
introduite par Euler au XVIII° siècle, et qui fait appel aux
nombres complexes.
Suite Sur la réalité du nombre